GEORGES SIMENON
MAIGRET ET LE MARCHAND DE VIN
PRESSE DE LA CIT
1969
CHAPITRE PREMIER
Tu las tue pour la voler, nest-ce pas ?
Je ne voulais pas la tuer. La preuve, cest queje navais quun revolver denfant.
Tu savais quelle avait beaucoup dargent ?
Je ne savais pas combien. Elle avait travailltoute sa vie et, quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois ans, elle devaitavoir des conomies.
Combien de fois es-tu all lui demander de largent ?
Je ne sais pas. Plusieurs fois. Quand je venaisla voir, elle savait pourquoi jtais l . Ctait ma grand-mre et elle medonnait automatiquement cinq francs. Vous vous rendez compte ? Quand onest chmeur, quest-ce quon peut faire avec cinq francs ?
Maigret tait grave et lourd, un peu triste. Ctaitlaffaire banale, le crime sordide comme il sen produit peu prs chaquesemaine, le garon de moins de vingt ans qui sattaque une vieille femmeseule pour la dpouiller. La diffrence, avec Tho Stiernet, cest quil sentait pris sa grand-mre.
Il tait beaucoup plus calme quon aurait pu lecroire et il rpondait de son mieux aux questions. Ctait un garon assez graset mou, le visage rond, sans presque de menton, les yeux protubrants et leslvres paisses, si rouges qu premire vue il paraissait maquill.
Cinq francs, comme un gosse qui vient chercherson dimanche ! ,
Son mari est mort ?
Il y a prs de quarante ans. Elle a tenulongtemps une petite mercerie place Saint-Paul. il ny a que deux ans quelle aeu de la peine marcher et elle a d cesser son commerce.
Ton pre ?
Il est Bictre, chez les dingues.
Tu as encore ta mre ?
Voil longtemps que je ne vis plus avec elle.Elle est toujours saoule.
Tu as des frres, des surs ?
Jai une sur. Elle a quitt la maison quinzeans et on ne sait pas ce quelle est devenue.
Il parlait sans motion.
Comment savais-tu que ta grand-mre gardait sonargent chez elle ?
Elle se mfiait des banques et mme de la caissedpargne.
Il tait neuf heures du soir. Le crime avait tcommis la veille vers la mme heure. Il avait eu lieu dans la vieille maison dela rue du Roi-de-Sicile o Josphine Mnard occupait deux pices au troisimetage. Une locataire du quatrime avait rencontr Stiernet dans lescalieralors quil quittait le logement. Elle le connaissait bien. Ils staient ditbonsoir.
Vers neuf heures et demie, une autre voisine, MmePalloc, qui habitait de lautre ct du palier, avait voulu passer un moment,comme cela lui arrivait souvent, avec la vieille femme.
Elle avait frapp sans obtenir de rponse. La portentait pas ferme cl et elle avait tourn le bouton. Josphine Mnard taitmorte, recroqueville sur le plancher, le crne ouvert, le visage comme enbouillie.
six heures du matin, dj , on retrouvait ThoStiernet sur un banc de la gare du Nord, o il dormait.
Quest-ce qui ta donn lide de la tuer ?
Je ne pensais pas le faire. Cest elle qui maattaqu et jai eu peur.
Tu as braqu sur elle ton pistolet denfant ?
Oui. Elle na pas bronch. Peut-tre a-t-elle vutout de suite que ce ntait quun jouet.
Sors, voyou !... quelle ma dit. Situ crois que tu mimpressionnes...
Elle a saisi des ciseaux sur la table rondeet elle sest dirige vers moi en rptant :
Va-ten !... Va-ten, te dis-je, situ ne veux pas le regretter toute ta vie...
Elle tait petite, frle en apparence, mais trsnerveuse.
Jai t pris de peur. Jai pens quavec sesciseaux ouverts elle allait me crever les yeux. Jai cherch autour de moi quelquechose pour me dfendre. ct du pole, il y avait un tisonnier et je laisaisi.
Combien de fois as-tu frappe ?
Je ne sais pas. Elle ne voulait pas tomber. Ellecontinuait me regarder avec des yeux fixes.
Son visage tait en sang ?
Oui. Je ne voulais pas quelle souffre. Je nesais pas. Jai continu frapper.
Maigret croyait entendre lavocat gnral, auxassises, prononant :
Stiernet, alors, sest acharn sauvagementsur sa malheureuse victime...
Et quand elle est tombe ?
Je lai regarde sans comprendre. Je ne voulaispas la tuer. Je vous le jure. Vous pouvez me croire.
Tu avais pourtant gard assez de sang-froid pourfouiller les tiroirs.
Pas tout de suite. Jai dabord march vers laporte. Puis je me suis souvenu quil ne me restait quun franc cinquante enpoche et quon mavait mis la porte de ma chambre dhtel parce que je devaistrois semaines de loyer.
Tu es retourn sur tes pas ?
Oui. Je nai pas fouill le logement comme vousaviez lair de le dire. Jai juste ouvert quelques tiroirs. Jai trouv unvieux porte-monnaie que jai gliss dans ma poche. Puis jai mis la main surune bote en carton qui contenait deux bagues et un came.
Les deux bagues et le came taient sur le bureaude Maigret, prs des pipes, ainsi que le porte-monnaie us.
Tu nas pas dcouvert le magot ?
Je ne lai pas cherch. Javais hte de menaller, de ne plus la voir. Elle avait toujours lair de me regarder, o que jesois dans la pice. Dans lescalier, jai rencontr Mme Menou. Jesuis entr dans un bar et jai bu un cognac. Puis, comme il y avait dessandwichs sur le comptoir, jen ai mang trois.
Tu avais faim ?
Je suppose. Jai mang, jai bu du caf puis jeme suis mis marcher dans les rues. Je ntais pas plus avanc quavant, caril ny avait que huit francs vingt-cinq dans le porte-monnaie.
Je ntais pas plus avanc quavant !
Il avait dit a comme si ctait la chose la plusnaturelle du monde et Maigret, rveur, ne pouvait dtacher le regard de sonvisage.
Pourquoi as-tu choisi la gare du Nord ?
Je ne lai pas choisie. Jy suis arriv parhasard. Il faisait trs froid.
On tait le 15 dcembre. La bise soufflait, faisantvoleter de minuscules flocons de neige qui glissaient sur les pavs comme de lapoussire.
Tu voulais gagner la Belgique ?
Avec les quelques francs quil me restait ?
Quels taient tes projets ?
Dabord dormir.
Tu prvoyais que tu allais tre arrt ?
Je ny pensais pas.
quoi pensais-tu ?
rien.
La police, elle, avait retrouv le magot, enveloppdans du papier demballage, au-dessus de larmoire glace. Il y avaitvingt-deux mille francs.
Je ne sais pas.
La porte souvrait et Lapointe entrait dans lebureau.
Linspecteur Fourquet vient de tlphoner. Ilaurait aim vous parler mais je lui ai dit que vous tiez occup.
Fourquet appartenait au XVIIearrondissement, un quartier riche, gros bourgeois, o les crimes taient rares.
Un homme vient dtre abattu rue Fortuny, deuxcents mtres du parc Monceau. Il parat, daprs ses papiers, que cest uneassez grosse lgume, un important marchand de vins en gros.
On ne sait rien dautre ?
Il semblait se diriger vers sa voiture quand il at atteint de quatre balles. Il ny a pas eu de tmoins. La rue nest paspassante et, ce moment-l , il ny avait personne.
Le regard de Maigret tomba sur Stiernet et ilhaussa les paules.
Lucas est l ?
Il se dirigea vers la porte, aperut Lucas sonbureau.
Tu veux venir un instant ?
Stiernet, de ses gros yeux, les observait lunaprs lautre comme sil ntait pas concern.
Tu vas reprendre linterrogatoire zro etenregistrer ses rponses. Ensuite, il signera le procs-verbal et tu leconduiras au Dpt. Toi, Lapointe, tu descends avec moi.
Il endossa son lourd pardessus noir, sentoura lecou de lcharpe de laine bleu marine que Mme Maigret lui avaittricote. Avant de sortir, il bourra une nouvelle pipe quil alluma dans lecouloir, aprs un dernier regard au meurtrier.
Bien que la soire ne ft pas avance, il y avaitpeu de gens dans les rues, cause de la bise glace qui figeait les visages etperait les vtements les plus chauds. Les deux hommes prirent place dans unedes petites voitures noires de la P.J. et traversrent une bonne partie deParis en un temps record.
Rue Fortuny, des agents arrtaient la circulationet empchaient les curieux dapprocher dun corps quon voyait tendu sur letrottoir. Quatre ou cinq hommes allaient et venaient autour.
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