Marguerite Duras - Le Ravissement de Lol V. Stein

Marguerite Duras
Le R avissement de Lol V. Stein
1964

Pour Sonia.

Lol V. Stein est ne ici, S. Tahla, et elle y a vcu une grande partie de sa jeunesse. Son pre tait professeur l'Universit. Elle a un frre plus g qu'elle de neuf ans je ne l'ai jamais vu on dit qu'il vit Paris. Ses parents sont morts.

Je n'ai rien entendu dire sur l'enfance de Lol V. Stein qui m'ait frapp, mme par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs annes de collge.

Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le prau vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles prfraient rester au collge. Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, elles taient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana ? Une radio dans un immeuble voisin jouait des danses dmodes une mission-souvenir dont elles se contentaient. Les surveillantes envoles, seules dans le grand prau o ce jour-l, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. C'est ce que je sais.

Cela aussi : Lol a rencontr Michael Richardson dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin, au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il tait le fils unique de grands propritaires terriens des environs de T. Beach. Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait tre fiance depuis six mois, le mariage devait avoir lieu l'automne, Lol venait de quitter dfinitivement le collge, elle tait en vacances T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal.

Tatiana ne croit pas au rle prpondrant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein.

Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant mme que leur amiti, les origines de cette maladie. Elles taient l, en Lol V. Stein, couves, mais retenues d'clore par la grande affection qui l'avait toujours entoure dans sa famille et puis au collge ensuite. Au collge, dit-elle, et elle n'tait pas la seule le penser, il manquait dj quelque chose Lol pour tre elle dit : l. Elle donnait l'impression d'endurer dans un ennui tranquille une personne qu'elle se devait de paratre mais dont elle perdait la mmoire la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d'indiffrence, dcouvrait-on trs vite, jamais elle n'avait paru souffrir ou tre peine, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein tait jolie, qu'au collge on se la disputait bien qu'elle vous fut dans les mains comme l'eau parce que le peu que vous reteniez d'elle valait la peine de l'effort. Lol tait drle, moqueuse impnitente et trs fine bien qu'une part d'elle-mme et t toujours en alle loin de vous et de l'instant. O ? Dans le rve adolescent ? Non, rpond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. tait-ce le cur qui n'tait pas l ? Tatiana aurait tendance croire que c'tait peut-tre en effet le coeur de Lol V. Stein qui n'tait pas elle dit : l il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l'avait pas connu. Oui, il semblait que c'tait cette rgion du sentiment qui, chez Lol, n'tait pas pareille.

Lorsque le bruit avait couru des fianailles de Lol V. Stein, Tatiana, elle, n'avait cru qu' moiti cette nouvelle : qui Lol aurait-elle bien pu dcouvrir qui aurait retenu son attention entire ?

Quand elle connut Michael Richardson et qu'elle fut tmoin de la folle passion que Lol lui portait, elle en fut branle mais il lui resta nanmoins encore un doute : Lol ne faisait-elle pas une fin de son cur inachev ?

Je lui ai demand si la crise de Lol, plus tard, ne lui avait pas apport la preuve qu'elle se trompait. Elle m'a rpt que non, qu'elle, elle croyait que cette crise et Lol ne faisaient qu'un depuis toujours.

Je ne crois plus rien de ce que dit Tatiana, je ne suis convaincu de rien.

Voici, tout au long, mls, la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j'invente sur la nuit du Casino de T. Beach. A partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein.

Les dix-neuf ans qui ont prcd cette nuit, je ne veux pas les connatre plus que je ne le dis, ou peine, ni autrement que dans leur chronologie mme s'ils reclent une minute magique laquelle je dois d'avoir connu Lol V. Stein. Je ne le veux pas parce que la prsence de son adolescence dans cette histoire risquerait d'attnuer un peu aux yeux du lecteur l'crasante actualit de cette femme dans ma vie. Je vais donc la chercher, je la prends, l o je crois devoir le faire, au moment o elle me parat commencer bouger pour venir ma rencontre, au moment prcis o les dernires venues, deux femmes, franchissent la porte de la salle de bal du Casino municipal de T. Beach.

L'orchestre cessa djouer. Une danse se terminait.

La piste s'tait vide lentement. Elle fut vide.

La femme la plus ge s'tait attarde un instant regarder l'assistance puis elle s'tait retourne en souriant vers la jeune fille qui l'accompagnait. Sans aucun doute possible celle-ci tait sa fille. Elles taient grandes toutes les deux, bties de mme manire. Mais si la jeune fille s'accommodait gauchement encore de cette taille haute, de cette charpente un peu dure, sa mre, elle, portait ces inconvnients comme les emblmes d'une obscure ngation de la nature. Son lgance et dans le repos, et dans le mouvement, raconte Tatiana, inquitait.

Elles taient ce matin la plage, dit le fianc de Lol, Michael Richardson.

Il s'tait arrt, il avait regard les nouvelles venues, puis il avait entran Lol vers le bar et les plantes vertes du fond de la salle.

Elles avaient travers la piste et s'taient diriges dans cette mme direction.

Lol, frappe d'immobilit, avait regard s'avancer, comme lui, cette grce abandonne, ployante, d'oiseau mort. Elle tait maigre. Elle devait l'avoir toujours t. Elle avait vtu cette maigreur, se rappelait clairement Tatiana, d'une robe noire double fourreau de tulle galement noir, trs dcollete. Elle se voulait ainsi faite et vtue, et elle l'tait son souhait, irrvocablement. L'ossature admirable de son corps et de son visage se devinait. Telle qu'elle apparaissait, telle, dsormais, elle mourrait, avec son corps dsir. Qui tait-elle ? On le sut plus tard : Anne-Marie Stretter. tait-elle belle ? Quel tait son ge ? Qu'avait-elle connu, elle que les autres avaient ignor ? Par quelle voie mystrieuse tait-elle parvenue ce qui se prsentait comme un pessimisme gai, clatant, une souriante indolence de la lgret d'une nuance, d'une cendre ? Une audace pntre d'elle-mme, semblait-il, seule, la faisait tenir debout. Mais comme celle-ci tait gracieuse, de mme faon qu'elle. Leur marche de prairie toutes les deux les menait de pair o qu'elles aillent. O ? Rien ne pouvait plus arriver cette femme, pensa Tatiana, plus rien, rien. Que sa fin, pensait-elle.

Avait-elle regard Michael Richardson en passant ? L'avait-elle balay de ce non-regard qu'elle promenait sur le bal ? C'tait impossible de le savoir, c'est impossible de savoir quand, par consquent, commence mon histoire de Lol V. Stein : le regard, chez elle de prs on comprenait que ce dfaut venait d'une dcoloration presque pnible de la pupille logeait dans toute la surface des yeux, il tait difficile capter. Elle tait teinte en roux, brle de rousseur, ve marine que la lumire devait enlaidir.

S'taient-ils reconnus lorsqu'elle tait passe prs de lui ?

Lorsque Michael Richardson se tourna vers Lol et qu'il l'invita danser pour la dernire fois de leur vie, Tatiana Karl l'avait trouv pli et sous le coup d'une proccupation subite si envahissante qu'elle sut qu'il avait bien regard, lui aussi, la femme qui venait d'entrer.

Lol sans aucun doute s'aperut de ce changement. Elle se trouva transporte devant lui, parut-il, sans le craindre ni l'avoir jamais craint, sans surprise, la nature de ce changement paraissait lui tre familire : elle portait sur la personne mme de Michael Richardson, elle avait trait celui que Lol avait connu jusque-l.