MARGUERITE DURAS
LES YEUX BLEUS
CHEVEUX NOIRS
LESDITIONS DE MINUIT
LDITION ORIGINALEDE CET OUVRAGE A T TIRE A QUATRE VINGT-DIX-NEUF EXEMPLAIRES SUR VELINCHIFFON DE LANA NUMROTS DE 1 A 99 PLUS SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMROTSDU H.-C.I. A H.-C. VII
1986 by Lesditions de Minuit 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris
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ISBN 2-7073-1067-0
AYann Andra
Une soire dt, dit lacteur, serait au cur delhistoire.
Pas un souffle de vent. Et dj, tal devant la ville,baies et vitres ouvertes, entre la nuit rouge du couchant et la pnombre duparc, le hall de lhtel des Roches.
A lintrieur, des femmes avec des enfants, elles parlent dela soire dt, cest si rare, trois ou quatre fois dans la saison peut-tre,et encore, pas chaque anne, quil faut en profiter avant de mourir, parcequon ne sait pas si Dieu fera quon en ait encore vivre daussi belles.
A lextrieur, sur la terrasse de lhtel, les hommes. Onles entend aussi clairement quelles, ces femmes du hall. Eux aussi parlent dests passs sur les plages du Nord. Les voix sont partout pareillement lgreset vides qui disent lexceptionnelle beaut du soir dt.
Parmi les gens qui regardent le spectacle du hall depuis laroute derrire lhtel, un homme fait le pas. Il traverse le parc et sapprochedune fentre ouverte.
Cest trs peu de temps avant quil ne traverse la route, ilsagit de quelques secondes, quelle, la femme de lhistoire, arrive dans lehall. Elle est entre par la porte qui donne sur le parc.
Lorsque lhomme atteint la fentre, elle est dj l, quelques mtres de lui parmi les autres femmes.
De l o il se tient, lhomme, let-il voulu quil nepourrait pas voir son visage. Elle est en effet tourne vers la porte du hallqui donne sur la plage.
Elle est jeune. Elle porte des tennis blancs. On voit soncorps long et souple, la blancheur de sa peau dans cet t de soleil, ses cheveuxnoirs. On ne pourrait voir son visage qu contre-jour, dune fentre quidonnerait sur la mer. Elle est en short blanc. Autour des reins, une charpe desoie noire, ngligemment noue. Dans les cheveux, un bandeau bleu sombre quidevrait faire prsager dun bleu des yeux quon ne peut pas voir.
On appelle tout coup dans lhtel. On ne sait pas qui.
On crie un nom dune sonorit insolite, troublante, faitedune voyelle pleure et prolonge dun a de lOrient et de sontremblement entre les parois vitreuses de consonnes mconnaissables, dun tpar exemple ou dun l.
La voix qui crie est si claire et si haute que les genssarrtent de parler et attendent comme une explication qui ne viendra pas.
Peu aprs le cri, par cette porte que la femme regarde,celle des tages de lhtel, un jeune tranger vient dentrer dans le hall. Unjeune tranger aux yeux bleus cheveux noirs.
Le jeune tranger rejoint la jeune femme. Comme elle, il estjeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc. Il sarrte.Ctait elle quil avait perdue. La lumire rverbre de la terrasse fait queses yeux sont effrayants dtre bleus. Quand il sapproche delle, onsaperoit quil est plein de la joie de lavoir retrouve, et dans ledsespoir davoir encore la perdre. Il a le teint blanc des amants. Lescheveux noirs. Il pleure.
On ne sait pas qui a cri ce mot quon ne connaissait passauf en ceci quon croyait avoir entendu quil venait des tnbres de lhtel,des couloirs, des chambres.
Dans le parc, ds lapparition du jeune tranger, lhommesest rapproch de la fentre du hall sans sen rendre compte. Ses mains sontaccroches au bord de cette fentre, elles sont comme prives de vie,dcomposes par leffort de regarder, lmotion de voir.
Dun geste, la jeune femme dsigne au jeune tranger ladirection de la plage, elle linvite la suivre, elle prend sa main, peinersiste-t-il, ils se dtournent tous les deux de la fentre du hall et ilssloignent du ct quelle a dsign, vers le couchant.
Ils sortent par la porte qui donne sur la mer.
Lhomme reste derrire la fentre ouverte. Il attend. Ilreste l longtemps, jusquau dpart des gens, larrive de la nuit.
Il quitte ensuite le parc en passant par la plage, il titubecomme un homme ivre, il crie, il pleure comme les gens dsesprs dans lecinma triste.
Cest un homme lgant, mince et grand. Dans le dsastrequil vit en ce moment reste le regard noy dans la simplicit des larmes etlappareil trop particulier de vtements trop chers, trop beaux.
La prsence de cet homme solitaire dans la pnombre de ceparc a fait tout coup le paysage sassombrir et les voix des femmes du halldiminuer dintensit jusqu leur totale extinction.
Tard dans la nuit qui suit cette soire, une fois la beautdu jour aussi violemment disparue que dans un revers du destin, ils serencontrent.
Lorsquil entre dans ce caf au bord de la mer, elle estdj l avec des gens.
Il ne la reconnat pas. Il ne pourrait la reconnatre que sielle tait arrive dans ce caf en compagnie du jeune tranger aux yeux bleuscheveux noirs. Labsence de celui-ci fait quelle reste inconnue de lui.
Il sassied une table. Davantage encore que lui elle nela jamais vu.
Elle le regarde. Cest invitable quon le fasse. Il est seulet beau et extnu dtre seul, aussi seul et beau que nimporte qui au momentde mourir. Il pleure.
Pour elle il est aussi inconnu que sil ntait pas n.
Elle part des gens avec qui elle est. Elle va la table decelui-ci qui vient dentrer et qui pleure. Elle sassied face lui. Elle leregarde.
Lui ne voit rien delle. Ni que ses mains sont inertes surla table. Ni le sourire dfait. Ni quelle tremble. Quelle a froid.
Elle ne la jamais vu encore dans les rues de la ville. Ellelui demande ce quil a. Il dit quil na rien. Rien. De ne pas sinquiter. Ladouceur de la voix qui tout coup dchire lme et ferait croire que.
Il ne peut pas sempcher de pleurer.
Elle lui dit : Je voudrais vous empcher de pleurer.Elle pleure. Il ne veut rien vraiment. Il ne lentend pas.
Elle lui demande sil veut mourir, si cest a quil a,lenvie de mourir, elle pourrait laider peut-tre. Elle voudrait quil parleencore. Il dit que non, rien, de ne pas faire attention. Elle ne peut pas faireautrement, elle lui parle.
Vous tes l pour ne pas rentrer chez vous.
Cest a.
Chez vous, vous tes seul.
Seul, oui. Il cherche quoi dire. Il lui demande o ellehabite. Elle habite un htel qui est dans une de ces rues qui donnent sur laplage.
Il nentend pas. Il na pas entendu. Il cesse de pleurer. Ildit quil est en proie une grande peine parce quil a perdu la trace dequelquun quil aurait voulu revoir. Il ajoute quil est enclin souffrirsouvent de ce genre de choses, de ces chagrins mortels. Il lui dit :Restez avec moi.
Elle reste. Il est un peu gn semble-t-il par le silence.Il lui demande, il se croit oblig de parler, si elle aime lopra. Elle ditquelle naime pas beaucoup lopra mais la Callas, si, beaucoup. Comment nepas laimer ? Elle parle aussi lentement que si elle avait perdu lammoire. Elle dit quelle oublie, quil y a aussi Verdi et puis aussiMonteverdi. Vous avez remarqu, cest ceux-l quon aime lorsquon naime pasbeaucoup lopra elle ajoute lorsquon naime plus rien.
Il a entendu. Il va encore pleurer. Ses lvres tremblent.Les noms de Verdi et de Monteverdi qui les font pleurer tous les deux.
Elle dit quelle aussi elle trane le soir dans les cafslorsque les soires sont si longues et si chaudes. Quand toute la ville estdehors on ne peut pas rester dans une chambre. Parce quelle est seule elleaussi ? Oui.
Il pleure. Cest sans fin. Cest bien a, pleurer. Il neparle plus de rien. Ils ne parlent plus ni lun ni lautre.
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