CHARLES BAUDELAIRE
LES PARADIS ARTIFICIELS
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CHARLES BAUDELAIRE
LES PARADIS ARTIFICIELS
Publi pour la premire fois en 1860
Inspir des Confessions dun Anglais mangeur dopium (1822) de Thomas de Quincey.
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Les Paradis Artificiels
J. G. F.
Ma chre amie,
Le bon sens nous dit que les choses de la terre nexistent que bien peu, et que la vraie ralit nest que dans les rves. Pour digrer le bonheur naturel, comme lartificiel, il faut dabord avoir le courage de lavaler, et ceux qui mriteraient peut
tre le bonheur sont justement ceux-l qui la flicit, telle que la conoivent les mortels, a toujours fait leffet dun vomitif.
A des esprits niais il paratra singulier, et mme impertinent, quun tableau de volupts artificielles soit ddi une femme, source la plus ordinaire des volupts les plus naturelles. Toutefois il est vident que comme le monde naturel pntre dans le spirituel, lui sert de pture, et concourt ainsi oprer cet amalgame indfinissable que nous nommons notre individualit, la femme est ltre qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumire dans nos rves. La femme est fatalement suggestive ; elle vit dune autre vie que la sienne propre ; elle vit spirituellement dans les imaginations quelle hante et quelle fconde.
Il importe dailleurs fort peu que la raison de cette ddicace soit comprise. Est-il mme bien ncessaire, pour le contentement de lauteur, quun livre quelconque soit compris, except de celui ou de celle pour qui il a t compos ? Pour tout dire enfin, indispensable quil ait t crit pour quelquun ? Jai, quant moi, si peu de got pour le monde vivant que, pareil ces femmes sensibles et dsuvres qui envoient, dit-on, par la poste leurs confidences des amis imaginaires, volontiers je ncrirais que pour les morts.
Mais ce nest pas une morte que je ddie ce petit livre ; cest une qui, quoique malade, est toujours active et vivante en moi, et qui tourne maintenant tous ses regards vers le Ciel, ce lieu de toutes les transfigurations. Car, tout aussi bien que dune drogue redoutable, ltre humain jouit de ce privilge de pouvoir tirer des jouissances nouvelles et subtiles mme de la douleur, de la catastrophe et de la fatalit.
Tu verras dans ce tableau un promeneur sombre et solitaire, plong dans le flot mouvant des multitudes, et envoyant son cur et sa pense une Electre lointaine qui essuyait nagure son front baign de sueur et rafrachissait ses lvresparchemines par la fivre ; et tu devineras la gratitude dun autre Oreste dont tu as souvent surveill les cauchemars, et de qui tu dissipais, dune main lgre et maternelle, le sommeil pouvantable.
C. B.
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LE POME DU HASCHISCH
I
LE GOT DE LINFINI
CEUX QUI SAVENT sobserver eux-mmes et qui gardent la mmoire de leurs impressions, ceux-l qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromtre spirituel, ont eu parfois noter, dans lobservatoire de leur pense, de belles saisons, dheureuses journes, de dlicieuses minutes. Il est des jours o lhomme sveille avec un gnie jeune et vigoureux. ses paupires peine dcharges du sommeil qui les scellait, le monde extrieur soffre lui avec un relief puissant, une nettet de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clarts nouvelles. Lhomme gratifi de cette batitude, malheureusement rare et passagre, se sent la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce quil y a de plus singulier dans cet tat exceptionnel de lesprit et des sens, que je puis sans exagration appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes tnbres de lexistence commune et journalire, cest quil na t cr par aucune cause bien visible et facile dfinir.
Est-il le rsultat dune bonne hygine et dun rgime de sage ? Telle est la premire explication qui soffre lesprit ; mais nous sommes obligs de reconnatre que souvent cette merveille, cette espce de prodige, se produit comme si elle tait leffet dune puissance suprieure et invisible, extrieure lhomme, aprs une priode o celui-ci a fait abus de ses facults physiques. Dirons nous quelle est la rcompense de la prire assidue et des ardeurs spirituelles ? Il est certain quune lvation constante du dsir, une tension des forces spirituelles vers le ciel, serait le rgime le plus propre crer cette sant morale, si clatante et si glorieuse ; mais en vertu de quelle loi absurde se manifeste-t-elle parfois aprs de coupables orgies de limagination, aprs un abus sophistique de la raison, qui est son usage honnte et raisonnable ce que les tours de dislocation sont la saine gymnastique ? Cest pourquoi je prfre considrer cette condition anormale de lesprit comme une vritable grce, comme un miroir magique o lhomme est invit se voir en beau, cest--dire tel quil devrait et pourrait tre ; une espce dexcitation anglique, un rappel lordre sous une forme complimenteuse. De mme une certaine cole spiritualiste, qui a ses reprsentants en Angleterre et en Amrique, considre les phnomnes surnaturels, tels que les apparitions de fantmes, les revenants, etc., comme des manifestations de la volont divine, attentive rveiller dans lesprit de lhomme le souvenir des ralits invisibles.
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Dailleurs cet tat charmant et singulier, o toutes les forces squilibrent, o limagination, quoique merveilleusement puissante, nentrane pas sa suite le sens moral dans de prilleuses aventures, o une sensibilit exquise nest plus torture par des nerfs malades, ces conseillers ordinaires du crime ou du dsespoir, cet tat merveilleux, dis-je, na pas de symptmes avant-coureurs. Il est aussi imprvu que le fantme. Cest une espce de hantise, mais de hantise intermittente, dont nous devrions tirer, si nous tions sages, la certitude dune existence meilleure et lesprance dy atteindre par lexercice journalier de notre volont. Cette acuit de la pense, cet enthousiasme des sens et de lesprit, ont d, en tout temps, apparatre lhomme comme le premier des biens ; cest pourquoi, ne considrant que la volupt immdiate, il a, sans sinquiter de violer les lois de sa constitution, cherch dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossires liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne ft-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange, et, comme dit lauteur de Lazare, demporter le paradis dun seul coup . Hlas ! les vices de lhomme, si pleins dhorreur quon les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion !) de son got de linfini ; seulement, cest un got qui se trompe souvent de route. On pourrait prendre dans un sens mtaphorique le vulgaire proverbe : Tout chemin mne Rome, et lappliquer au monde moral ; tout mne la rcompense ou au chtiment, deux formes de lternit.
Lesprit humain regorge de passions ; il en a revendre, pour me servir dune autre locution triviale ; mais ce malheureux esprit, dont la dpravation naturelle est aussi grande que son aptitude soudaine, quasi paradoxale, la charit et aux vertus les plus ardues, est fcond en paradoxes qui lui permettent demployer pour le mal le trop-plein de cette passion dbordante. Il ne croit jamais se vendre en bloc. Il oublie, dans son infatuation, quil se joue un plus fin et plus fort que lui, et que lEsprit du Mal, mme quand on ne lui livre quun cheveu, ne tarde pas emporter la tte.
Ce seigneur visible de la nature visible (je parle de lhomme) a donc voulu crer le paradis par la pharmacie, par les boissons fermentes, semblable un maniaque qui remplacerait des meubles solides et des jardins vritables par des dcors peints sur toile et monts sur chssis. Cest dans cette dpravation du sens de linfini que gt, selon moi, la raison de tous les excs coupables, depuis livresse solitaire et concentre du littrateur, qui, oblig de chercher dans lopium un soulagement une douleur physique, et ayant ainsi dcouvert une source de jouissances morbides, en a fait peu peu son unique hygine et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu livrognerie la plus rpugnante des faubourgs, qui, le cerveau plein de flamme et de gloire, se roule ridiculement dans les ordures de la route.
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