Jean Echenoz
Cherokee
1983 ditions de Minuit
1
Un jour, un homme sortit dun hangar. Ctait un hangar vide, dans la banlieue est. Ctait un homme grand, large, fort, avec une grosse tte inexpressive. Ctait la fin du jour.
Lhomme tait vtu dun pull-over tricot la main, rayures jaunes et rouges, sous un impermable en feuille plastique souple, opaque, avec des ctes impressionnes imitant un tissage de gabardine. Un petit chapeau de pluie stalait comme un poisson plat sur le sommet de son crne. Il venait de dormir cinq heures daffile au fond du hangar, et maintenant il marchait en jetant de frquents regards gauche, droite, derrire lui. Il se mfiait. Il avait vol la veille une somme importante, il craignait dtre reconnu, il ne voulait pas quon larrte ; il ne voulait pas quon lui reprenne largent.
Non loin du hangar, dans un bar-tabac, sur une carte fixe prs du percolateur, des dessins figuraient des sandwiches, des omelettes, du fromage en tranches. Lhomme regarda longuement ces dessins. Il aimait les images des choses, il y tait plus sensible qu leurs noms, depuis la veille qu leur prix. Il se retourna vers la salle o ne se trouvaient que trois consommateurs, deux qui sembrassaient et un tout seul trs vieux, puis il commanda un hot-dog et un gruyre-assiette.
Ensemble ? demanda le garon.
Sans rpondre, lhomme dit quil voulait aussi un tango-panach. Il attendit debout, lune de ses grosses mains pesant sur le comptoir du bar, jetant toujours ses coups dil alentour. Le garon le servit avec trois mots de circonstance, ceci pour monsieur et voil, bon apptit, mais cela lhomme ne rpondit pas non plus, mme pas merci ; cet homme sexprimait peu. Il mangeait rapidement, par grosses bouches, il reprenait des forces. Il vida dun trait sa boisson rose, posa un billet devant lui, sortit sans attendre sa monnaie, se remit marcher.
Un moment il voulut savoir lheure ; sa montre indiquait trois heures vingt, ctait invraisemblable : lhomme situait ce moment entre dix-neuf et vingt et une heures. Il naurait pas pu dire la date du jour qui allait finir, il pensait juste quon tait en novembre. Il porta la montre son oreille, la remonta brutalement, dfit la boucle du bracelet, secoua la montre dans son poing, lausculta encore puis la jeta devant lui, lcrasa comme une blatte en acclrant le pas.
Peu de monde autour de lui, peu de vhicules ; une fois une voiture de police, et lhomme fort stait pouss dans une entre dimmeuble, contre une haute poubelle amplifiant les grognements htifs et hargneux dun chat dans une carcasse. Plus loin, plus tard, il dpassait une station-service trs claire : dans une cabine de verre somnolait un veilleur en combinaison blanche et casquette pois, terrass sur le bureau, comme pitin par le grand cheval ail rouge derrire lui. Juste aprs se dressait un grand portail en fer prs duquel stationnaient trente personnes des deux sexes, en couples, en groupes, vtus de couleurs vives qui tranchaient la nuit par instants. Lhomme franchit le portail aprs lequel slevait dans lair un escalier mtallique troit, surplombant un terrain quon devinait vague, vers un gros btiment de bton neuf, peine sec. En haut des marches, quelquun dans une gurite demanda soixante francs lhomme fort, qui traversa ensuite une sorte de hall sans apprt, avec des tranes de ciment frais sur le sol, des reliefs de coffrages sur les murs, et encore quelques groupes et couples. On ne parut pas le remarquer malgr sa corpulence, son vtement, sa dmarche, son chapeau comme une limande, son air de brute.
Ensuite il fallait descendre un nouvel escalier, large et trs profond, rectiligne, quclairait peine sur sa longueur une rampe de non vert. Une musique violente enflait, montait vers lhomme. Au bas des marches elle tait son comble, rendue abstraite par son monstrueux volume de stridence et de cris, de grosses caisses comme des machines-outils roulant dans une btonnire dogre dont on percevait le rire affreux dans le tumulte. Ctait une tendue sombre, vaste comme un stade, constamment strie de rais de couleurs violentes, nerveuses, qui sagitaient parfois de tremblements stroboscopiques en balayant la surface de lespace o mille personnes dansaient.
Lhomme se fit une place contre un bar balis de lampes sourdes. Il y avait de la presse, les tabourets taient tous pris, un double ou triple rang buvait debout. Lhomme demanda un tango-panach. Un barman au regard dur lui tendit une carte des boissons o ne figurait pas ce mlange. Ils changrent deux ou trois gestes et lautre lui apporta une bire dimportation, puis il voulut tre pay tout de suite. Lhomme fort chercha un nouveau billet dans sa poche, en vain, puis il fouilla son autre poche, en retira une grosse liasse de grosses coupures, lies par un gros lastique, sous lil dur et soudain attentif du barman. Il paya, empocha la monnaie, se retourna, sadossa au comptoir, et maintenant il allait boire lentement cette bire en regardant les gens qui dansaient, les femmes qui dansaient.
Juste ct de lui se tenait sur un tabouret un homme de haute taille, un peu plus grand que lhomme fort lui-mme, qui tait pourtant grand et fort. Lhomme de haute taille tait seulement grand, il se prnommait Georges et son nom tait Chave. linverse du fort, il tait tourn vers le bar, son verre pos devant lui, et il considrait machinalement le barman qui prenait les commandes, dosait les liquides, discutait dans ses moments de rpit avec un jeune homme ple aux tempes rases, vtu dun blouson de daim frang, assis lautre bout du comptoir.
Et maintenant quil avait un instant, le serveur parlait encore au jeune homme en dsignant lhomme fort du regard. Il semblait parler voix basse mais, malgr la musique, le jeune homme paraissait comprendre : il glissa de son tabouret, remonta calmement la ligne des buveurs pour sapprocher de lhomme fort, trs prs, et lui dire quelque chose que Georges Chave ne put entendre.
Lhomme fort sursauta, voulut reculer, se heurta au comptoir. Le jeune homme remua encore les lvres et puis, subitement, cach entre eux parmi la foule obscure et le bruit, Georges Chave vit luire un rasoir dont la lame rfractait un faisceau fugitif de lueur jaune. Sous laction don ne sait quoi, il y eut alors un mouvement de foule et Georges Chave heurta brusquement lhomme fort qui trbucha et que le jeune homme voulut retenir en se baissant porte de Georges Chave, lequel alors balana schement sa jambe pour craser son pied sur le nez du jeune homme qui se mit crier quelque chose dinaudible en portant ses deux mains vers son visage, le rasoir allant se perdre sous les semelles des danseurs. Lhomme fort regarda brivement lhomme grand, puis sloigna du bar en courant vers lescalier, se frayant un brutal passage de sanglier travers les femmes qui dansaient. Georges Chave courut aprs lui, le rejoignit dans le hall.
Quest-ce qui se passe, demanda-t-il, vous avez besoin daide ?
Lautre le considrait, les yeux grands ouverts, immobile.
Crocognan, fit-il. Crocognan.
Crocognan, ce nest rien, ce nest pas un nom, cela ne veut rien dire. Mais cela recula dun pas, dun autre, plus vite, se tourna, disparut, et le nomm Georges Chave redescendit lescalier, se remit au bar. Le barman le servit sans manire particulire, le jeune homme au rasoir avait disparu, ctait comme si rien ne stait pass. Georges quitta ltablissement vers six heures du matin, et un peu plus tard il mangeait des croissants dans un caf du boulevard Magenta, et vers sept heures et demie il passait place de la Rpublique, devant la caserne o parfois sinstallaient des voyantes dans des roulottes. Il y en avait justement deux, lune tait ouverte. Il frappa la porte.
Rare, les hommes qui consultent une voyante, dit madame Tirana, surtout cette heure-ci. Entrez.
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