Luis Seplveda
JOURNAL
DUN TUEUR SENTIMENTAL
ET AUTRES HISTOIRES
Traduit de lespagnol (Chili)
par Jeanne Peyras
ditions Mtaili, 2002
JOURNAL DUN TUEUR SENTIMENTAL
ET AUTRES HISTOIRES
Un professionnel ne mlange jamais le travail et les sentiments. Il excute des contrats sans sinterroger sur les raisons de son commanditaire. Mais comment peut ragir un tueur quune belle Franaise laisse tomber ? Cest cette question que sattache le Journal dun tueur sentimental au Fil de six journes dune course mouvemente, de la Turquie au Mexique, la poursuite dune cible trange et fuyante, dun amour tout aussi insaisissable.
Hot Line se passe au Chili. Et de nos jours dans ce pays, pour sattaquer un militaire il faut tre inconscient ou exceptionnellement honnte. Cest ce que dcouvre George Washington Caucaman, un inspecteur rural mapuche, lorsquon le punit en le mutant Santiago pour y enquter sur les tlphones roses. Au-del de ltonnement narquois et des dialogues bouffons, il y dcouvre la peur dun peuple prisonnier dune dmocratisation sous surveillance. lphant dans un magasin de porcelaine, il applique aux politiques les mmes mthodes quaux bandits et voleurs de btail de Patagonie
Dans Yacar, un autre inspecteur, Dany Contreras, souhaiterait bien rester au chaud dans son bureau. Mais il est envoy Milan, sur la piste dun sorcier Manai, et dcouvre lexistence des Indiens Anars. Ceux-ci ont ignor le monde des Blancs jusquau moment o ces derniers menacrent le commencement et la fin de leur vie : les yacars, de petits crocodiles dAmazonie qui, pour les maroquiniers milanais, valent leur pesant dor. Une enqute mlancolique pour Contreras, lexil chilien, Arpaia, llgant commissaire et Chielli, le corpulent inspecteur au toscano.
Luis Seplveda est n au Chili en 1949. Emprisonn par les militaires chiliens au moment du coup dtat puis contraint lexil, il parcourt lAmrique latine, vit en Amazonie chez les indiens Shuars, se fixe dfinitivement Hambourg. Ses romans sont aujourdhui traduits en dix-huit langues.
TITRE ORIGINAL
Diario de un killer sentimental
Copyright original : Luis Seplveda, 1991 by arrangement with Dr. Ray-Giide Merlin. Litterarische Agentur
TITRE ORIGINAL
Hotline, Yacar
Copyright original : Luis Seplveda, 1998 by arrangement with Dr. Ray-Giide Merlin, Litterarische Agentur
ditions Mtaili, 1998, pour la traduction franaise
de Journal dun tueur sentimental
ditions Mtaili, 1999, pour la traduction franaise
de Hot Line, Yacar
ditions du Seuil, 2002, pour la prsente dition
JOURNAL
DUN TUEUR SENTIMENTAL
UN. P remier jour
La journe avait mal commenc, ce nest pas que je sois superstitieux mais je crois quil y a des jours comme a o il vaut mieux ne pas accepter de contrat, mme contre un chque six zros, net dimpts. La journe avait mal commenc et tard, javais atterri Madrid 6 h 30, il faisait trs chaud et sur le chemin de lhtel Palace le taxi stait obstin me faire une confrence sur la Coupe dEurope de football : Javais eu envie de lui poser le canon dun .45 sur la nuque pour quil ferme sa gueule, mais je navais pas a sur moi et un professionnel ne fait pas dhistoires avec un crtin, mme un taxi.
la rception de lhtel on ma donn les clefs et une enveloppe que jai ouverte dans lascenseur. Elle contenait la photo dun type qui ne ma pas plu : jeune, dans les trente-cinq ans, mince, pas mal, assis une tribune avec cinq autres types qui lui ressemblaient. Il y avait sur la table une pancarte qui disait : Troisime rencontre des Organisations non gouvernementales . Je nai jamais aim les philanthropes et ce type puait la philanthropie moderne. Une thique professionnelle minima interdit de demander ce quont fait les types quon doit liquider, mais en regardant la photo jai ressenti de la curiosit et a ma t dsagrable. Dans lenveloppe il ny avait rien dautre et ctait normal. Je devais commencer me familiariser avec ce visage, observer les dtails rvlateurs de sa force ou de sa faiblesse. Le visage humain ne ment jamais : cest lunique carte qui enregistre tous les territoires que nous avons habits.
Je donnais un pourboire au garon qui avait mont ma valise quand le tlphone a sonn. Jai reconnu la voix du contact, un type que je nai jamais vu et que je ne veux pas voir, cest comme a chez les professionnels, mais la voix je pourrais le reconnatre entre mille.
Tu as fait bon voyage ? On ta donn lenveloppe ? Je suis dsol de te gcher tes vacances, a-t-il dit en guise de salut.
Pour les deux questions cest oui et pour la fin je ne te crois pas.
Tu pars demain, tche de te reposer.
Daccord, et jai raccroch.
Je me suis tendu sur le lit et jai regard ma montre. Lavion de Mexico qui ramenait ma petite amie , quelle faon idiote de lappeler, atterrirait dans cinq heures, et je limaginais toute bronze par le soleil de Vera Cruz. Je lui avais promis une semaine Madrid avant de retourner Paris. Une semaine pour faire les librairies, les muses, ces choses quelle aime faire et que jaccepte en contrlant mes billements, parce que cette petite amie oui a fait idiot de lappeler comme a je lai dans la peau.
Un professionnel vit seul, et pour les exigences du corps le monde offre un large ventail de putes. Jai toujours respect radicalement le commandement misogyne. Toujours. Jusquau jour o je lai connue.
Ctait dans un caf de Saint-Michel. Toutes les tables taient occupes et elle ma demand si elle pouvait sasseoir la mienne. Elle portait un paquet de livres quelle a poss par terre, elle a command un express et un verre deau, elle a pris un livre et a commenc souligner des phrases avec un marqueur. Jai continu faire ce que je faisais avant son arrive, consulter le programme des courses de chevaux.
Soudain elle ma demand du feu. Jai tendu la main avec le briquet et elle la prise entre les siennes. Elle cherchait quelque chose cette petite. Il y a des femmes qui savent communiquer leur envie de baiser sans avoir besoin de paroles.
Quel ge tu as ? je lui ai demand.
Vingt-quatre, ma rpondu sa petite bouche rouge.
Jen ai quarante-deux, lui ai-je avou en regardant ses yeux en amande.
Tu es jeune, a-t-elle menti avec toute la chaleur qui manait de ses gestes quand elle fumait, quand elle arrangeait ses cheveux qui avaient la couleur des marrons mrs et la texture fine et douce de leau qui glisse sur des rochers couverts de mousse.
Tu veux manger avant de baiser ou aprs ? ai-je demand en appelant le garon pour payer.
Mange-moi et baise-moi dans lordre qui te plaira, a-t-elle rpondu cramponne ses livres.
Nous sommes sortis du caf et entrs dans le premier htel. Je ne me souvenais pas davoir t au lit avec une fille aussi inexprimente, elle ne savait rien, mais elle voulait apprendre. Et elle a appris, si bien que jai viol la rgle lmentaire de la solitude et que je suis devenu un tueur vivant en couple.
Elle voulait tre traductrice et, comme toutes les intellectuelles, elle tait assez ingnue pour avaler toutes les histoires, ce qui fait que je nai eu aucun mal la convaincre que jtais le reprsentant dune entreprise aronautique et que je voyageais beaucoup.
Trois ans avec elle. Elle est rapidement devenue une femme, force de servir ses hanches se sont panouies, son regard est devenu coquin, elle a compris que le plaisir cest lexigence, elle sest entiche de la soie sur son corps, des parfums exclusifs, des restaurants avec des garons lgants comme des ambassadeurs et des bijoux de crateurs. Elle a franchi le grand pas qui spare la minette de la chatte.
Entre-temps jai viol plusieurs rgles de scurit, surtout celles qui insistent sur la solitude, lanonymat, lincognito, ntre quune ombre, et lappartement pour les contacts est devenu le bureau o je devais passer tous les jours, tandis que les aprs-midi et les nuits nous partagions un autre appartement qui sest mis puer la maison bourgeoise car ses amis y venaient et on y faisait des ftes. Pendant ces trois ans jai eu plusieurs contrats en Asie et en Amrique et je crois mme mtre dpass comme professionnel parce que jai agi rapidement pour revenir prs delle. Je vous lai dit, je lavais dans la peau.
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