Gilles Chtelet
Vivre et penser comme desporcs
De lincitation lenvie et lennui
dansles dmocraties-marchs
Gallimard
Cet ouvrage a t dit par Antoine Dulaure
ditions Exils, 1998.
Pour Patrick Baudet,Copi Damonte,
Michel Cressole, GillesDeleuze, Daniel
Gurin, FlixGuattari, Guy Hocquenghem,
qui nont jamaisaccept de vivre
et de penser commedes porcs.
Jeremercie vivement Dominique Lecourt
pour ses encouragementset sa lecture
attentive du manuscritde cet ouvrage.
La vrit et la justice exige le calme, etpourtant nappartient quaux violents.
G. BATAILLE
Les droits de lhomme ne nous feront pas bnir lecapitalisme. Et il faut beaucoup dinnocence, ou de rouerie, unephilosophie de la communication qui prtend restaurer la socit des amis oumme des sages en formant une opinion universelle comme consensus capable demoraliser les nations, les tats et le march. Les droits de lhomme ne disentrien sur les modes dexistence immanents de lhomme pourvu de droits. Et lahonte dtre un homme, nous ne lprouvons pas seulement dans les situationsextrmes dcrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devantla bassesse et la vulgarit dexistence qui hantent les dmocraties, devant lapropagation de ces modes dexistence et de pense-pour-le-march, devant lesvaleurs, les idaux et les opinions de notre poque. Lignominie despossibilits de vie qui nous sont offertes apparat du dedans. Nous ne noussentons pas hors de notre poque, au contraire nous ne cessons de passer avecelle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissantsmotifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, maisdevant les victimes. Et il ny a pas dautre moyen que de faire lanimal (grogner,fouir, ricaner, se convulser) pour chapper lignoble : la pensemme est parfois plus proche dun animal qui meurt que dun homme vivant, mmedmocrate.
G. DELEUZE, F. GUATTARI,Quest-ce que la philosophie ?
AVERTISSEMENT
Quil soit dabord bien entendu que je nai rien contre lecochon cette bte singulire au groin subtil, en tout cas beaucoup plus raffine que nous en matire detoucher et dodorat. Mais quil soit bien entendu aussi : je hais lagoinfrerie sucre et la tartufferie humanitaire de ceux que nos amisanglo-saxons appellent la formal urban middle class de lrepostindustrielle.
Pourquoi avoir choisi la fin de la dcennie 70 pour inaugurerces croquis socio-philosophiques des dmocraties-marchs contemporaines ? Lesoixante-huitard dge mr ne devra pas oublier que, pour le lecteur adolescentsous lre Mitterrand, cette date tait aussi loigne que pouvait ltre laguerre de Core de Mai 68. Et que trente-six ans sparent le lecteurcontemporain des premiers disques de Bob Dylan, soit autant que tout le tempscoul entre la fin de la Rpublique de Weimar et les vnements de Mai.
Lagitation gnreuse des annes 60 spuisait alors enultimes vaguelettes, un peu comme les massifs de trs hautes montagnes steignentdoucement en contreforts et collines qui se laissent sagement domestiquer enpturages et vignobles. ce qui ntait plus que le postgauchisme, laNuit et son Tout-Paris, avec ses danses, ses vertiges, ses commrages, permettaientde stagner dlicieusement dans un transit ludique prolong linfini et mmede jouer les arbitres des lgances, sans sombrer trop vite dans lespestilences rengates de ce qui, quelques annes auparavant, avait prtendu simposercomme nouvelle philosophie . Le post-gauchisme ne se voulait pastrop blas et se donnait comme festif, raisonnablement de gaucheet attentif ce qui deviendra des universalismes . Il ntait pasencore question pour lui daffubler systmatiquement les termes imprialisme et trusts de guillemets, dappeler les militants des activistes ou de sindigner de la manire dont Jean-Paul Sartre, Michel Foucault et autrespdophiles narco-gauchistes tyrannisaient le quotidien Libration avecla complicit de bagnards chapps des pnitenciers.
En cette fin de dcennie, il y a bien un miracle de la Nuit,pour faire que lArgent, la Mode, la Rue, le Journal et mme lUniversit stourdissentensemble et conjuguent leurs talents en accouchant de ce paradoxe : unquilibre festif, aimable boudoir de la socit tertiaire deservices qui allait bien vite devenir celle de lennui, de lesprit dimitation,de la lchet et surtout celle du petit jeu de lenvie rciproque lepremier qui se rveille envie lautre .
Cest un des faux secrets de la vie parisienne : toutegrenouille demi-mondaine, mme un peu pataude, sait bien que si le Tout-Parisswingue, cest bientt la socit civile qui commence setrmousser. En particulier, tout sociologue un peu perspicace aurait puobserver avec intrt la lente putrfaction de loptimisme libertaire encynisme libertarien, devenu trs vite lauxiliaire de proximit de laContre-Rforme librale qui allait suivre, et la drive du oui, enfin jveuxdire , un peu ado-baba mais sympathique, en faut pas se leurrer du bizuth de Sciences-po.
Limposture pseudo-libertaire du chaos et de lauto-organisation mritait une attention particulire. Le lecteur surpris de dcouvrir uneanalyse du chaos aprs une description dune soire au Palace ne devra pasoublier que certains partisans branchs de la Contre-Rforme librale voyaientdans le Grand March une manifestation des vertus cratrices dun chaos et souhaitaient donc liquider au plus vite ltat-providence, cette structuredissipative encombrante hrite de la deuxime vague industrielle, pourfaire place nette la troisime vague postindustrielle, lgre, urbaineet nomadiste.
Ils prtendaient avoir saisi au vol le clin dil de la Nature lordre socio-conomique surgit aussi naturellement que les espces les plusdoues dans la lutte pour la vie mais ne faisaient que renouer avec latradition anglaise de lArithmtique politique et dun contrle social aussibon march que la faim, capable de domestiquer l Homme ordinaire en crature statistique, en homme moyen des socio-politologues. Hommemoyen qui apparat bien comme le produit dune puissante ingnieriesocio-politique ayant russi transformer ce que Marx appelait lepaysan libre dAngleterre en citoyen-panliste, atomeproducteur-consommateur de biens et services socio-politiques.
tre pass de la chair canon la chair consensus et la pte informer est certes un progrs . Mais ces chairs segtent vite : la matire premire consensuelle est essentiellementputrescible et se transforme en une unanimit populiste des majoritssilencieuses, qui nest jamais innocente. ce populisme classique sembledsormais se greffer un populisme yuppie un techno-populisme quientend bien afficher sa postmodernit carnassire, prompte reprer et digrer le best-of des biens et services de la plante. Le point de vuetechno-populiste sexhibe dsormais sans complexe et souhaite rconcilier deuxspiritualits : celle de lpicier du coin et du chef comptable unsou est un sou et la spiritualit administrative autrefois unpeu plus ambitieuse de lInspecteur des finances.
Ces deux spiritualits marchent dsormais main dans la main,sres de leur bon droit, distribuant des ultimatums : quoiservez-vous ? Vous devriez avoir honte dtre aussi abstraits, aussilitistes , agaces, sinon exaspres, par toute activit qui ne selaisse pas enfermer dans un horizon born de chef comptable et apparat donc commeun dfi insupportable la misre du pragmatisme contemporain dont aime se rclamer le techno-populisme. Nous touchons ici unpoint sensible de sa tartuferie : se sentir insult par tout ce qui ledpasse et dnoncer comme litiste toute dmarche un tant soitpeu loigne des affairements de l homme de la rue de ce quilest convenu dappeler le srieux de la vie et de la niaiseriede son vouloir-communiquer .
Cest pourquoi, pour nos dmocrates techno-populistes, lenseignement cote toujours trop cher puisque de toutemanire la crtinisation par la communication remplace avantageusement lacaporalisation dantan.
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