Gilles Lipovetsky - L’ère du vide : Essais sur l’individualisme contemporain

Les articles et tudes que voici nont quelque titre tre runis que dans la mesure o tous, des niveaux diffrents, posent le mme problme gnral : lbranlement de la socit, des murs, de lindividu contemporain de lge de la consommation de masse, lmergence dun mode de socialisation et dindividualisation indit, en rupture avec celui institu depuis les XVIe et XVIIIe sicles. Cest dvoiler cette mutation historique toujours en uvre que semploient ces textes, considrant en effet que lunivers des objets, des images, de linformation et les valeurs hdonistes, permissives et psychologistes qui lui sont lies ont gnr, en mme temps quune nouvelle forme de contrle des comportements, une diversification incomparable des modes de vie, un flottement systmatique de la sphre prive, des croyances et des rles, autrement dit une nouvelle phase dans lhistoire de lindividualisme occidental. Notre temps na russi vacuer leschatologie rvolutionnaire quen accomplissant une rvolution permanente du quotidien et de lindividu lui-mme : privatisation largie, rosion des identits sociales, dsaffection idologique et politique, dstabilisation acclre des personnalits, nous vivons une deuxime rvolution individualiste.

Une ide centrale ordonne les analyses qui suivent : mesure que se dveloppent les socits dmocratiques avances, celles-ci trouvent leur intelligibilit la lumire dune logique nouvelle que nous nommons ici le procs de personnalisation, lequel ne cesse de remodeler en profondeur lensemble des secteurs de la vie sociale. Sans doute toutes les sphres ne sont-elles pas restructures au mme degr ni de la mme manire par le procs en cours et nous nignorons pas les limites des thories sefforant dunifier le tout social sous un principe simple quand il est manifeste que nos socits mettent en uvre une pluralit de critres spcifiques. Si toutefois nous avons maintenu lide dun schma homogne, cela tient au fait quil sest agi avant tout de dresser moins un relev instantan du moment actuel que les lignes de transformation, la tendance forte qui agence lchelle de lhistoire les institutions, les modes de vie, les aspirations et finalement les personnalits. Le procs de personnalisation procde dune perspective comparative et historique, il dsigne la ligne directrice, le sens du nouveau, le type dorganisation et de contrle social qui nous arrache lordre disciplinaire-rvolutionnaire-conventionnel ayant prvalu jusque dans les annes cinquante. Rupture avec la phase inaugurale des socits modernes, dmocratiques-disciplinaires, universalistes-rigoristes, idologiques-coercitives, tel est le sens du procs de personnalisation dont on voit combien il est rducteur de lassimiler une stratgie de rechange du capital ft-elle visage humain. Quand un mme procs annexe en mouvement synchrone lensemble dun systme, il est illusoire de vouloir le rabattre sur une fonction locale instrumentale, mme sil est vrai quil peut contribuer efficacement la reproduction ou laugmentation de la plus-value. Lhypothse avance est autre : cest une mutation sociologique globale qui est en cours, une cration historique proche de ce que Castoriadis appelle une signification imaginaire centrale , combinaison synergique dorganisations et de significations, dactions et de valeurs, amorce partir des annes vingt -seules les sphres artistiques et psychanalytiques lont anticipe de quelques dcennies et ne cessant damplifier ses effets depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ngativement, le procs de personnalisation renvoie la fracture de la socialisation disciplinaire ; positivement, il correspond lagencement dune socit flexible fonde sur linformation et la stimulation des besoins, le sexe et la prise en compte des facteurs humains , le culte du naturel, de la cordialit et de lhumour. Ainsi opre le procs de personnalisation, nouvelle faon pour la socit de sorganiser et de sorienter, nouvelle faon de grer les comportements, non plus par la tyrannie des dtails mais avec le moins de contrainte et le plus de choix privs possible, avec le moins daustrit et le plus de dsir possible, avec le moins de coercition et le plus de comprhension possible. Procs de personnalisation en effet, en ce que les institutions dsormais sindexent sur les motivations et dsirs, incitent la participation, amnagent du temps libre et des loisirs, manifestent une mme tendance lhumanisation, la diversification, la psychologisation des modalits de la socialisation : aprs le dressage autoritaire et mcanique, le rgime homopathique et cyberntique ; aprs ladministration injonctive, la programmation optionnelle, la demande. Nouvelles procdures insparables de nouvelles finalits et lgitimits sociales : valeurs hdonistes, respect des diffrences, culte de la libration personnelle, de la dcontraction, de lhumour et de la sincrit, psychologisme, expression libre, quest-ce dire sinon quune nouvelle signification de lautonomie sest mise en place laissant loin derrire elle lidal que se fixait lge dmocratique autoritaire. Jusqu une date au fond rcente, la logique de la vie politique, productive, morale, scolaire, asilaire consistait immerger lindividu dans des rgles uniformes, extraire autant que possible les formes de prfrences et dexpressions singulires, noyer les particularits idiosyncrasiques dans une loi homogne et universelle, que ce soit la volont gnrale , les conventions sociales, limpratif moral, les rglements fixes et standardiss, la soumission et labngation exiges par le parti rvolutionnaire : tout sest pass comme si les valeurs individualistes navaient pu natre quaussitt encadres par des systmes dorganisation et de sens sattachant en conjurer implacablement lindtermination constitutive. Cest cet imaginaire rigoriste de la libert qui disparat, cdant la place de nouvelles valeurs visant permettre le libre dploiement de la personnalit intime, lgitimer la jouissance, reconnatre les demandes singulires, moduler les institutions sur les aspirations des individus.

Lidal moderne de subordination de lindividuel aux rgles rationnelles collectives a t pulvris, le procs de personnalisation a promu et incarn massivement une valeur fondamentale, celle de laccomplissement personnel, celle du respect de la singularit subjective, de la personnalit incomparable quelles que soient par ailleurs les nouvelles formes de contrle et dhomognisation qui sont ralises simultanment. Sans doute le droit dtre absolument soi-mme, de jouir au maximum de la vie est-il insparable dune socit ayant rig lindividu libre en valeur cardinale et nest-il quune ultime manifestation de lidologie individualiste ; mais cest la transformation des styles de vie lie la rvolution de la consommation qui a permis ce dveloppement des droits et dsirs de lindividu, cette mutation dans lordre des valeurs individualistes. Bond en avant de la logique individualiste : le droit la libert, en thorie illimit mais jusqualors socialement circonscrit dans lconomique, le politique, le savoir, gagne les murs et le quotidien. Vivre libre sans contrainte, choisir de part en part son mode dexistence : point de fait social et culturel plus significatif de notre temps, point daspiration, point de droit plus lgitime aux yeux de nos contemporains.

Le procs de personnalisation : stratgie globale, mutation gnrale dans le faire et le vouloir de nos socits. Tout au plus conviendrait-il den distinguer deux faces. La premire, propre ou oprationnelle, dsigne lensemble des dispositifs fluides et dstandardiss, les formules de sollicitation programme labores par les appareils de pouvoir et de management qui conduisent rgulirement les dtracteurs de droite et surtout de gauche dnoncer, non sans quelque caricature grotesque, le conditionnement gnralis, lenfer climatis et totalitaire de l affluent society. La seconde, sauvage ou parallle , pourrait-on dire, est porte par la volont dautonomie et de particularisation des groupes et individus : no-fminisme, libration des murs et sexualits, revendications des minorits rgionales et linguistiques, technologies psy, dsir dexpression et dpanouissement du moi, mouvements alternatifs , cest partout la recherche de lidentit propre et non plus de luniversalit qui motive les actions sociales et individuelles. Deux ples ayant sans doute leurs spcificits mais qui ne travaillent pas moins sortir dune socit disciplinaire et ce, en fonction de laffirmation mais aussi de lexploitation du principe des singularits individuelles.