Michaud - Le Nouveau Luxe

Les essais Collection dirige par
Franois AzouviCouverture Corinne Appditions Stock, 2013

ISBN 978-2-234-07274-9

www.editions-stock.fr Introduction

Entre 1995 et 2012, le march mondial du luxe est pass de 77 milliards deuros 212 milliards. Les prvisions du cabinet Bain & Co., spcialis dans lanalyse de ce march, tablent sur 230 milliards deuros en 2014, autant dire demain. Durant cette mme priode, lindustrie du luxe a pourtant travers deux crises majeures, lune en 2001-2003, aprs lclatement de la bulle boursire, puis les attentats du 11 septembre 2001, lautre en 2008-2009 aprs la crise des subprimes et des actifs toxiques. Pour autant, le secteur du luxe sest chaque fois remis plus vite que tous les autres et a repris rapidement son dveloppement. Mme le tremblement de terre et le tsunami de mars 2011 au Japon nont fait que ralentir et modifier la consommation de luxe japonaise alors quon craignait quelle en ft durablement affecte.

Encore ces chiffres ne livrent-ils quune partie des faits la partie merge , celle qui correspond ce que jappellerai dans la suite de ce livre le luxe au sens traditionnel ou luxe dobjet mode, accessoires de mode, produits de beaut, horlogerie, joaillerie, alcools, vins, parfums.

Dans le mme temps, un nouveau luxe sest dvelopp, aux contours plus vagues, que jappellerai le luxe dexprience . Les montants financiers en cause sont sans commune mesure avec ceux du luxe dobjet, mme sils sont difficiles apprhender. Quand on prend en compte les sjours dans les palaces, les soires lopra ou dans les festivals, les semaines dans les instituts damaigrissement, de remise en forme et les spas, la haute gastronomie, les croisires, les safaris et packages touristiques haut de gamme, les automobiles de plus de 100 000 euros, les rceptions mondaines et cocktails slects, les les et yachts privs, voire les voyages spatiaux et quelques autres expriences dpaysantes, le chiffre daffaires annuel de ce luxe nest plus de 190 200 milliards deuros mais, estime-t-on, de 1 000 milliards deuros par an. Pour prendre un seul exemple, lindustrie automobile allemande des voitures haut de gamme (BMW, Mercedes, Volkswagen via sa branche Audi Premium, Porsche) a vendu en 2011 prs de 4,5 millions de vhicules. BMW, qui en a vendu 1,67 million, compte atteindre les 2 millions en 2016. Les plus gros modles sont vendus sur les marchs de Chine et dAmrique du Nord.

Tous ceux qui soccupent de ce luxe dexprience savent limportance des enjeux, notamment dans lhtellerie de palace, la vente et la location de yachts, lorganisation de rceptions ou limmobilier de prestige. Il manque encore des indicateurs pour apprhender avec prcision cette ralit conomique, mais ils apparatront rapidement tant ils sont indispensables.

Ce dveloppement exceptionnel du luxe, que ce soit comme industrie dobjets ou comme production dexpriences, a plusieurs causes.

En tout premier lieu, il tient au dveloppement un peu partout dans le monde de classes riches de plus en plus nombreuses. Sil y avait dbut 2012 plus de 1 000 milliardaires en dollars dans le monde (1 226 dbut 2013), le chiffre ne cesse daugmenter, et de manire significative dans des pays comme la Chine. Quant aux millionnaires en dollars, ils sont plus de 11 millions pour une richesse totale de 43 000 milliards de dollars. Ces chiffres sont impressionnants, mais ils ne correspondent pas la ralit : les dtenteurs de trs grande richesse (11 millions de personnes sur plus de 7 milliards dhumains une misre !) ne sont srement pas tous recenss dans ces statistiques, quand on sait limportance de lconomie immerge ou dissimule et lhabilet des grandes fortunes ne pas tre visibles, ou le moins visibles possible, en toute lgalit ou presque.

Dans les pays riches, ce dveloppement des classes riches sest fait la faveur de la progression des ingalits. Celles-ci se sont creuses en partie cause des politiques des majorits conservatrices qui multipliaient les allgements fiscaux pour les fortuns au nom du libralisme.

Elles se sont creuses plus encore la faveur de nouvelles conditions conomiques et technologiques. Selon lexpression de Robert H. Frank et Philip J. Cook, nous sommes dans des socits o le vainqueur ramasse la mise . Que ce soit dans les sports, les mdias, les secteurs du divertissement culturel (cinma, chanson, musique lectronique), dans la spculation financire, la tte des grands groupes, dans lconomie innovante des nouvelles technologies et des start-up, un petit nombre de gagnants accapare les rmunrations leves et dispose de fortunes disproportionnes invitant la consommation ostentatoire.

Le phnomne le plus crucial est surtout larrive sur le march du luxe des puissances conomiques dites mergentes, notamment les fameux pays BRIC (Brsil, Russie, Inde, Chine), mais pas seulement eux, o se sont dveloppes de nouvelles classes riches : millionnaires brsiliens, oligarques russes, millionnaires indiens et chinois, mais aussi une classe moyenne aise en expansion rapide ( upper middle class ) cherchant affirmer sa diffrence par rapport aux plus pauvres en imitant les genres de vie occidentaux traditionnels, ou ce quelle prend comme tel. La classe moyenne chinoise est estime 475 millions de personnes Si la crise de 2008-2009 qui suivit la dfaillance de la banque Lehman Brothers a t rapidement surmonte par lindustrie du luxe aprs le ralentissement brutal de la consommation dans les pays occidentaux, cest parce que ces industries ont trouv des marchs relais dans les pays mergents, asiatiques notamment. Ces marchs sont en passe de devenir les marchs principaux et, en tout cas, ceux o la croissance est et sera la plus forte.

La seconde cause de ce fantastique dveloppement du march du luxe a t le savoir-faire industriel et managrial dun certain nombre de dirigeants dentreprise. Il en sera question en dtail plus loin, mais il faut souligner tout de suite que les acteurs du monde du luxe ont su prendre la fin des annes 1980 et au dbut des annes 1990 le virage du marketing, de la globalisation, de lindustrialisation et de la financiarisation dans des secteurs dactivit rests jusqualors en partie artisanaux et traditionnels et qui tournaient en de de leurs possibilits.

Il serait naf de croire que des agents conomiques dynamiques ont eu soudain la bonne ide dinvestir de manire moderne dans lindustrie du luxe. Disons plutt que le secteur du luxe sest particulirement bien accommod de lvolution des mthodes dinvestissement, de marketing, de promotion, de communication et de diffusion qui touchait au mme moment tous les autres secteurs de lconomie. En ce sens, il y a une affinit exemplaire entre le luxe et la nouvelle conomie : investissements retour rapide, importance essentielle du marketing et de la communication mondialise, relais par des prescripteurs mondains forte visibilit, ciblage des clientles avec offre module selon les segments. En ce sens, lindustrie du luxe exemplifie notre temps et en anticipe plus encore les volutions cls, notamment celles en direction de la marketisation des expriences et de la gestion des signatures relationnelles.

Il nest donc pas tonnant que, la faveur de ces volutions, le luxe se soit dmocratis en cherchant sadresser toutes sortes de clientles mais des clientles tries et cloisonnes. Il nest pas non plus surprenant que, en sens inverse, de nombreux secteurs de la consommation ordinaire aient repris au luxe ses mthodes pour sublimer lexprience de la consommation. Sil y a une dmocratisation du luxe, il y a corrlativement aujourdhui une luxurisation du quotidien dont tmoigne, par exemple, le design dambiance des supermarchs de proximit dans le style Monop ou Carrefour Market.

tous les gards, le luxe est plus quun secteur, parmi les autres, de lconomie et de la vie sociale contemporaine : cest un paradigme de cette conomie et de cette vie sociale. Il convient donc dabord de mesurer ce caractre paradigmatique.

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