Ndiaye - Trois Femmes Puissantes: Prix Goncourt 2009

MARIE NDIAYE

TROIS FEMMES
PUISSANTES

roman

GALLIMARD

Laurne, Silvre, Romaric

Et celui qui laccueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de bton, dans une intensit de lumire soudain si forte que son corps vtu de clair paraissait la produire et la rpandre lui-mme, cet homme qui se tenait l, petit, alourdi, diffusant un clat blanc comme une ampoule au non, cet homme surgi au seuil de sa maison dmesure navait plus rien, se dit aussitt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystrieusement constante quelle semblait imprissable.

Il gardait les mains croises sur son ventre et la tte incline sur le ct, et cette tte tait grise et ce ventre saillant et mou sous la chemise blanche, au-dessus de la ceinture du pantalon crme.

Il tait l, nimb de brillance froide, tomb sans doute sur le seuil de sa maison arrogante depuis la branche de quelque flamboyant dont le jardin tait plant car, se dit Norah, elle stait approche de la maison en fixant du regard la porte dentre travers la grille et ne lavait pas vue souvrir pour livrer passage son pre et voil que, pourtant, il lui tait apparu dans le jour finissant, cet homme irradiant et dchu dont un monstrueux coup de masse sur le crne semblait avoir raval les proportions harmonieuses que Norah se rappelait celles dun gros homme sans cou, aux jambes lourdes et brves.

Immobile il la regardait savancer et rien dans son regard hsitant, un peu perdu, ne rvlait quil attendait sa venue ni quil lui avait demand, lavait instamment prie (pour autant, songeait-elle, quun tel homme ft capable dimplorer un quelconque secours) de lui rendre visite.

Il tait simplement l, ayant quitt peut-tre dun coup daile la grosse branche du flamboyant qui ombrageait de jaune la maison, pour atterrir pesamment sur le seuil de bton fissur, et ctait comme si seul le hasard portait les pas de Norah vers la grille cet instant.

Et cet homme qui pouvait transformer toute adjuration de sa propre part en sollicitation son gard la regarda pousser la grille et pntrer dans le jardin avec lair dun hte qui, lgrement importun, sefforce de le cacher, la main en visire au-dessus de ses yeux bien que le soir et dj noy dombre le seuil quilluminait cependant son trange personne rayonnante, lectrique.

Tiens, cest toi, fit-il de sa voix sourde, faible, peu assure en franais malgr sa matrise excellente de la langue mais comme si lorgueilleuse apprhension quil avait toujours eue de certaines fautes difficiles viter avait fini par faire trembloter sa voix mme.

Norah ne rpondit pas.

Elle ltreignit brivement, sans le presser contre elle, se rappelant quil dtestait le contact physique la faon presque imperceptible dont la chair flasque des bras de son pre se rtractait sous ses doigts.

Il lui sembla percevoir un relent de moisi.

Odeur provenant de la floraison abondante, puise du gros flamboyant jaune qui poussait ses branches au-dessus du toit plat de la maison et parmi les feuilles duquel nichait peut-tre cet homme secret et prsomptueux, lafft, songeait Norah gne, du moindre bruit de pas sapprochant de la grille pour prendre son essor et gauchement se poser sur le seuil de sa vaste demeure aux murs de bton brut, ou provenant, cette odeur, du corps mme ou des vtements de son pre, de sa peau de vieux, plisse, couleur de cendre, elle ne le savait, elle naurait su le dire.

Tout au plus pouvait-elle affirmer quil portait ce jour-l, quil portait sans doute toujours maintenant, songeait-elle, une chemise froisse et tache dauroles de sueur et que son pantalon tait verdi et lustr aux genoux o il pochait vilainement, soit que, trop pesant volatile, il tombt chaque fois quil prenait contact avec le sol, soit, songeait Norah avec une piti un peu lasse, quil ft lui aussi, aprs tout, devenu un vieil homme nglig, indiffrent ou aveugle la malpropret bien que gardant les habitudes dune conventionnelle lgance, shabillant comme il lavait toujours fait de blanc et de beurre frais et jamais napparaissant ft-ce au seuil de sa maison inacheve sans avoir remont son nud de cravate, de quelque salon poussireux quil pt tre sorti, de quelque flamboyant extnu de fleurir quil pt stre envol.

Norah, qui arrivait de laroport, avait pris un taxi puis march longuement dans la chaleur car elle avait oubli ladresse prcise de son pre et navait pu se retrouver quen reconnaissant la maison, se sentait collante et sale, diminue.

Elle portait une robe vert tilleul, sans manches, seme de petites fleurs jaunes assez semblables celles qui jonchaient le seuil tombes du flamboyant, et des sandales plates du mme vert doux.

Et elle remarqua, branle, que les pieds de son pre taient chausss de tongs en plastique, lui qui avait toujours mis un point dhonneur, lui semblait-il, ne jamais se montrer quavec des souliers cirs, beiges ou blanc cass.

tait-ce parce que cet homme dbraill avait perdu toute lgitimit pour porter sur elle un regard critique ou du ou svre, ou parce que, forte de ses trente-huit ans, elle ne sinquitait plus avant toute chose du jugement provoqu par son apparence, elle se dit en tout cas quelle se serait sentie embarrasse, mortifie de se prsenter, quinze ans auparavant, suante et fatigue devant son pre dont le physique et lallure ntaient alors jamais affects par le moindre signe de faiblesse ou de sensibilit la canicule, tandis que cela lui tait indiffrent aujourdhui et que, mme, elle offrait lattention de son pre, sans le dtourner, un visage nu, luisant quelle navait pas pris la peine de poudrer dans le taxi, se disant, surprise : Comment ai-je pu accorder de limportance tout cela, se disant encore avec une gaiet un peu acide, un peu rancuneuse : Quil pense donc de moi ce quil veut, car elle se souvenait de remarques cruelles, offensantes, profres avec dsinvolture par cet homme suprieur lorsque adolescentes elle et sa sur venaient le voir et qui toutes concernaient leur manque dlgance ou labsence de rouge sur leurs lvres.

Elle aurait aim lui dire maintenant : Tu te rends compte, tu nous parlais comme des femmes et comme si nous avions un devoir de sduction, alors que nous tions des gamines et que nous tions tes filles.

Elle aurait aim le lui dire avec une lgret peine grondeuse, comme si cela navait t quune forme de lhumour un peu rude de son pre, et quils en sourient ensemble, lui avec un rien de contrition.

Mais le voyant l debout dans ses tongs en plastique, sur le seuil de bton parsem des fleurs pourrissantes quil faisait tomber peut-tre lorsque, dune aile lourde et lasse, il quittait le flamboyant, elle ralisa quil ne se souciait pas davantage de lexaminer et de formuler un jugement sur son allure quil net entendu, compris la plus insistante allusion aux mchantes apprciations quil lanait autrefois.

Il avait lil creus, le regard lointain, un peu fixe.

Elle se demanda alors sil se souvenait vraiment de lui avoir crit pour lui demander de venir.

Si on entrait ? dit-elle en changeant dpaule son sac de voyage.

Masseck !

Il frappa dans ses mains.

La lueur glaciale, presque bleute que dispensait son corps informe parut crotre en intensit.

Un vieillard en bermuda et polo dchir, pieds nus, sortit de la maison dun pas vif.

Prends le sac, ordonna le pre de Norah.

Puis, sadressant elle :

Cest Masseck, tu le reconnais ?

Je peux porter mon sac, dit-elle, regrettant aussitt ces mots qui ne pouvaient que froisser le serviteur habitu, malgr son ge, soulever et transporter les charges les plus incommodes, le lui tendant alors avec une telle imptuosit que, non prpar, il chancela, avant de se rtablir et de jeter le sac sur son dos puis, courb, de rentrer dans la maison. La dernire fois que je suis venue, ctait Mansour, dit-elle. Masseck, je ne le connais pas.