Primo Levi - La Trêve

Primo LEVI

L A T RVE

Traduit de l'italien par

Emmanuelle GENEVOIS-JOLY

Bernard Grasset
PARIS

L'dition originale de cet ouvrage a t publie en 1963 par l'diteur Einaudi Turin, sous le titre :

La Tregua

Einaudi, 1963.
Bernard Grasset, 1966, pour la traduction franaise

De part et d'autre d'une grande fracture la guerre et la dportation , Primo Levi a men une vie range Turin, o il nat en 1919. En dpit des lois antijuives, il parvient passer son doctorat, mais son diplme porte l'inscription docteur en chimie, de race juive . Aprs avoir t employ quelque temps comme chimiste Milan, il rejoint, au dbut de la guerre, un groupe de partisans dans le Pimont. Arrt la fin de 1943 par les nazis en tant que juif et rsistant, il est dport au camp d'Auschwitz pendant un an. Libr par les Sovitiques, il met prs d'un an rejoindre l'Italie, errant travers l'Europe d'est en ouest. De retour enfin Turin, il reprend sa vie de scientifique paisible dans une usine de peintures et vernis comme, plaisantera-t-il plus tard, Italo Svevo qui travaillait dans l'usine de peinture de son beau-pre . Une existence qui n'est paisible qu'en apparence : cet homme de petite taille, vif, agile et attentif se met crire.

L'exprience d'Auschwitz a en effet marqu sa vie de faon irrmdiable. Elle constituera la matire de son premier livre, J'tais un homme, paru en 1947. Levi y rapporte, nu, sans effets, son exprience de l'univers concentrationnaire. Prcis, sobre, concis, l'ouvrage est exceptionnel et dpasse tous les rcits qu'a suscits l' anus mundi , le monde des camps. Pour Primo Levi, il faut raconter, raconter, raconter sans relche ; car tmoigner est, selon l'expression de Danile Sallenave, l'ultime rapport qu'on peut nouer avec les morts ; tmoigner est se faire leur passeur, leur messager, leur interprte. Le tmoin ne se dcharge pas de la faute et de l'angoisse d'avoir survcu : il se charge d'une mission, celle de transmettre. La dette envers les morts se transforme en devoir envers ceux qui ne sont pas encore ns . Primo Levi se fait l'annaliste prcis de l'horreur, n'oublie rien : un nom, un vnement, une trace Il dmonte les rouages de l'enfer et de la logique meurtrire pour tout connatre, tout comprendre. Mme au sein des tnbres, un peu de lumire persiste obstinment ; face une violence sans limites, la pense ttue tient tte. Pour Ferdinando Camon, Primo Levi est le plus grand crivain des camps d'extermination que l'humanit a eu, plus puissant, plus mmorable que Soljnitsyne Levi mdite longtemps, en silence, et puis il dit des choses terribles mi-voix, avec calme, d'un air doux et rsign. Il n'insulte jamais. Il ne proteste pas Il ne veut pas crier, il veut FAIRE crier .

Aprs une malheureuse traduction (dsapprouve par l'auteur) il y a vingt ans, J'tais un homme n'avait pas t rimprim ; il vient de reparatre fin 1987, dans une nouvelle traduction sous le titre : Si c'est un homme.

Aprs Auschwitz, Levi relate sa dlivrance de l'enfer et son retour vers la socit des hommes dans La Trve, paru en 1963 et traduit chez Grasset en 1966. Le livre reoit l'un des plus grands prix littraires italiens, le Campiello.

Sans souci de carrire, Levi continue d'crire, tout en se rendant quotidiennement son usine. Il publie ainsi divers rcits d'invention. Le Systme priodique (1975), considr comme son chef-d'uvre, fut salu par des crivains tels que Philip Roth et Umberto Eco, qui se dclara fier d'avoir t dans le jury qui l'a couronn lorsque le prix Viareggio fut attribu Levi. Saul Bellow, le prix Nobel amricain, voit dans Le Systme priodique une uvre d'une puret admirable , et Italo Calvino le considrait comme un livre extraordinaire et fascinant . Le public, lui, fut sensible une criture qui ressemblait la vie de son auteur : nette, dtache, ironique, parfaite d'exactitude et de rserve.

La Clef molette obtient le prix Strega en 1979 ; deux ans plus tard parat le recueil de nouvelles Lilith puis, l'anne suivante, Maintenant ou jamais. Un titre en forme de devise que Primo Levi songe peut-tre mettre en pratique lorsqu'il publie, en 1986 , I Sommersi e I Salvati (Les Naufrags et les Rescaps) : cent feuillets d'angoisse, le bilan de quarante ans de tmoignage sur les camps. C'est maintenant ou jamais qu'il faut enfin mettre un terme l'innommable, au sens le plus strict du terme, et par l mme s'en dlivrer. Mais, aux yeux de Levi, cette histoire parat intransmissible, indchiffrable pour tout autre que lui-mme ; cette blessure de sa vie, cette irrmdiable blessure du sicle l'anantit au plus profond de lui-mme ; le 11 avril 1987, Primo Levi, toujours hant par l'Holocauste, ouvre sa porte et se jette du troisime tage dans la cage d'escalier de son immeuble.

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mi-chemin entre le rcit picaresque et l'vocation potique, La Trve relate les quelques mois qui sparrent la libration des juifs italiens d'Auschwitz de leur rapatriement en terre natale. Une fois dlivrs par l'Arme rouge, ils ne prirent en effet pas tout de suite le chemin de l'Italie : ils errrent en Europe centrale, de la Pologne la Russie, aux prises avec les mille difficults matrielles et morales de tribulations sans cesse improvises par l'incurie de l'administration sovitique. Ce que l'arme russe ramne vers l'arrire, dans une rjouissante pagaille, ce sont, ple-mle, des hros et des tratres, des droit commun et des politiques : autant d'hommes qui redcouvrent, merveills, la vie, le monde, la fort, les filles, sans oublier l'art du trafic et de la fraude pour subsister La Trve est le rcit authentique de leurs aventures cheveles, souvent d'une drlerie irrsistible, qui font presque oublier la maladie, la faim que rien ne peut assouvir, la nostalgie de l'exil. Ces Italiens finissent par devenir aussi russes que leurs librateurs ; des alliances saugrenues se concluent entre individus que tout oppose, paysans ou voleurs, savants ou nomades, vainqueurs ou vaincus, prenant les mmes trains, s'ternisant ensemble dans un camp de regroupement puis dans un autre, vivant la mme attente, ayant les mmes espoirs, faisant les mmes rves absurdes. Depuis Tchkhov, nous savons que plusieurs traits du caractre italien se retrouvent dans le caractre russe : une confiance irraisonne dans la vie, un ddain souverain des lois et de la morale, alli l'insouciance et la gnrosit. Sous la retenue, presque la nonchalance de Primo Levi, nous redcouvrons un atavisme d'humour et de rsignation, doubl d'un dsenchantement extrmement civilis. La savoureuse confrontation de deux peuples, leur odysse commune sont pour Levi l'occasion de brosser avec humour et tendresse une inoubliable galerie de personnages ; il ne se contente pas de livrer un tmoignage de premire grandeur sur une priode de l'Histoire, mais rvle les merveilleuses ressources d'hommes qui, placs dans des circonstances extravagantes, se montrrent la hauteur de leur destin.

Nous rvions dans les nuits sauvages
des rves denses et violents
que nous rvions corps et me :
rentrer, manger, raconter jusqu' ce que rsonnt, bref et bas,
l'ordre qui accompagnait l'aube :

Wstawa ;

et notre cur en nous se brisait.

Maintenant nous avons retrouv notre foyer,
notre ventre est rassasi,
nous avons fini notre rcit.
C'est l'heure. Bientt nous entendrons de nouveau,
l'ordre tranger :

Wstawa .

11 janvier 1946

Les premiers jours de janvier 1945, sous la pousse de l'Arme Rouge dsormais proche, les Allemands avaient vacu en toute hte le bassin minier de Silsie. Alors qu'ailleurs, dans des conditions analogues, ils n'avaient pas hsit dtruire par le feu et par les armes les camps et leurs occupants, dans le district d'Auschwitz ils n'agirent pas de mme : des ordres suprieurs (manant d'Hitler en personne, ce qu'il parat), imposaient de rcuprer , cote que cote, tout homme apte travailler. Aussi tous les prisonniers valides furent-ils vacus, dans des conditions effroyables, sur Buchenwald et Mauthausen et les malades abandonns leur sort. L'intention premire des Allemands tait, semble-t-il, de ne laisser personne en vie dans les camps de concentration mais une violente attaque arienne de nuit et la rapidit de l'avance russe les firent changer d'avis et prendre la fuite, en laissant l leur devoir et leur tche.