SERGE BRUSSOLO
SCURIT ABSOLUE
Des rumeurs alarmantes circulent sur l'Oasis, cetteluxueuse rsidence californienne rige aux abords du dsert Mohave. Sousprtexte d'assurer la scurit des locataires, on y pratiquerait le voyeurismeau moyen de camras et de micros dissimuls. On raconte que tous ceux quihabitent l seraient les victimes consentantes de ce curieux rituel.
Est-ce une lgende ? Est-il possible de vivre dans untel enfer sans devenir fou ?
Et si la ralit tait pire encore?
Si l'obsession de la scurit absolue pouvait conduire aumeurtre organis ?
Quand la folie tire les ficelles du crime, tout estpossible, mme le pire Surtout le pire !
Titreoriginal :
SCURITABSOLUE
GDV1993, pour la premire dition.
SERGEBRUSSOLO
SCURIT ABSOLUE
HACHETTE
1
Il avait vu venir la tempte, il lavait vue natre au finfond du dsert, il avait vu le vent la fabriquer derrire les dunes et lescollines arides, l-bas, sur la ligne dhorizon. Maintenant elle courait verslui, elle chargeait, tel un animal norme noy au sein dun nuage de poussire.Il la regardait venir, sans bouger, abattu dans son grand fauteuil de cuirquil avait fait pivoter pour fixer limmense baie vitre occupant toute laparoi sud de son bureau. Ctait comme lcran dun tlviseur gigantesque auximages merveilleusement vivantes. Un panneau de polycarbonate analogue celuiemploy dans la confection des carlingues davion de chasse, et capable desupporter des pressions fantastiques.
Recroquevill dans la coquille du fauteuil en peaudautruche, il se prparait au choc, attendant le moment o la bourrasquepercuterait de plein fouet le donjon de la rsidence.
Le donjon , ctait toujours ainsi quildsignait la plus haute tour du complexe dhabitation quil avait fait surgirde terre, en plein dsert Mohave.
Cest l quil avait install son bureau, au sommetde la plus haute tour , comme on avait coutume de dire dans les romansdaventures mdivales qui avaient berc son enfance. Et comme disait Polly,jadis, dans une autre vie
Les yeux carquills, il voyait senfler la tempte avecangoisse, car ctait par un jour semblable que Polly avait t assassine. Lamort avait choisi de se laisser porter par la bourrasque. Elle avait plan,invisible au cur des nuages noirs, regardant dfiler sous son ventre les toitsdes buildings de Los Angeles, cueils cubiques noys dans la brume dusmog. Chaque fois quil y pensait, il limaginait sous la forme dun oiseausans plume, dun volatile aux ailes de cuir, la peau sillonne de veinesarborescentes, tels ces ptrodactyles de la prhistoire dont il avait pu voirdes reconstitutions au musum dHistoire naturelle. Ctait une image morbideet nave, tout droit sortie dun film dpouvante pour adolescents, mais il nepouvait se larracher du crne. Un oiseau gigantesque, les pattes souilles parle goudron des mares noires, une bte enduite de ptrole, mais qui volaitquand mme, cherchant un perchoir pour se poser et se nourrir. Est-ce quontait en train de devenir fou lorsquon se mettait penser des chosespareilles ?
Il se raidit, et ses ongles senfoncrent dans lesaccoudoirs du fauteuil. Il ne devait plus songer tout cela. Pourquoi setorturait-il ainsi alors quil lui suffisait de presser un bouton pour activerles cristaux photosensibles qui obscurciraient la baie vitre en quelquessecondes, lui donnant laspect dun mur gris, parfaitement opaque ? Ondisait de lui quil tait un gnie de la domotique, un architectevisionnaire ; il navait qu tendre la main pour obturer la fentreouverte dans la muraille, mais il demeurait paralys, incapable de bouger.
prsent la tempte lanait ses premires gifles de sable lassaut. Les grains crpitaient sur la paroi vitre, chevrotine de silicequon sentait anime par la volont de faire mal. Quelquun qui aurait commis cet instant la folie de sortir nu sur sa terrasse aurait eu lillusion derouler dans un cylindre de papier de verre. Les bourrasques lui auraient mis lapeau vif en lespace de quelques secondes. Lorsquon tait pris dans unepareille tempte, on avait limpression de se noyer au sein dun ocan sec etrpeux. On devenait aveugle et muet. Si lon ouvrait la bouche, la poussire vousremplissait aussitt la gorge, vous touffant. Si lon soulevait les paupires,les grains de silice vous lacraient les globes oculaires, et les cristaux desel prlevs par le vent la surface des lacs asschs avivaient la douleur,vous faisant perdre la tte et tourner en rond.
Il sappelait Ernst Julius Noman ; il avaitcinquante-deux ans. Il avait bti cette cit futuriste que personne nhabitaitencore part lui-mme et une arme douvriers. Et Patti, galement. PattiGrizzle, cette petite journaliste speede qui prtendait vouloir rdiger labiographie de celui quon surnommait King Noman. Dans les revuesspcialises certains chroniqueurs parlaient de lui comme dun grand artiste,dautres laccusaient davoir ractualis larchitecture fasciste monumentaledes pires heures du IIIe Reich.
En cette seconde prcise, il avait peur. Il attendait lemoment o la tempte envelopperait la cit de son nuage hurlant, ne laissantplus rien deviner du paysage stirant jusqu la ligne dhorizon. Parfois,lorsque les conditions mtorologiques se dtrioraient, il se prparait auchoc, persuad que la tour allait basculer comme une quille de bowling, que labourrasque allait la draciner la manire de ces arbres quarrachent lesouragans. Elle scroulerait au ralenti, et ses milliers de tonnes de btonexploseraient en touchant le sol, projetant leurs dbris des kilomtres laronde. Peut-tre certains de ces blocs rouleraient-ils jusquLos Angeles, laminant les faubourgs de la ville ?
Il avait toujours dtest Los Angeles, et lorsquePolly, sa jeune pouse, avait mis le souhait dhabiter au sommet dune tour,en plein centre de la cit, il avait demble prouv un mauvais pressentiment. partir du trente-cinquime tage on vivait au cur mme du smog, lintrieur dun nuage de pollution permanent. On avait beau se coller le nezcontre la vitre, on ne parvenait pas discerner autre chose que ce cotongristre qui tapissait vos fentres.
Jai limpression dtre perdu en mer bord dunpaquebot qui drive au milieu des glaces, marmonnait Noman chaque fois que lesmog sabattait sur la cit. Regarde, on ne voit mme pas limmeuble denface !
Ce ntait pas tout fait vrai, en plissant les yeux, onrussissait discerner une ombre haute et noire travers la brume, mais cettesilhouette, qui voquait celle dun iceberg se rapprochant dangereusement dunpaquebot aveugle, navait rien de rassurant.
Tu as trop dimagination ! sesclaffait Polly.Moi, je trouve a amusant dhabiter un nuage, comme les fes des contes. On sesent loin du monde. Coup de la folie qui rgne dans les rues. Jai crit unehistoire l-dessus : la petite fille kidnappe par un cumulo-nimbus, tu terappelles ? Elle apprenait vivre sur son nuage comme sur une le dserte
Ctait une mince jeune femme au visage constell de tachesde rousseur et dont les cheveux blonds avaient des reflets roux. On disaitdelle quelle faisait trs anglaise. Elle avait une peau laiteuse, desgrimaces de fillette taquine. Elle avait vingt-cinq ans et crivait des contespour les petits qui connaissaient un succs destime. Elle vivait dans un mondepeupl de lutins farceurs, de fes, denchanteurs, de dragons endormis. Ctaitune femme enfant, anachronique, aux antipodes des career women que Nomanfrquentait longueur de journe, et qui se donnaient tant de mal pour tre plus dures que les mecs . Cest pour cela quil lavait pouse.Mais limmeuble Jamais il naurait d accepter dy louer cet appartement tropvaste, situ au dernier tage.
Si ! avait insist Polly. Il y a un jardin surla terrasse. Je pourrai crire au milieu des fleurs. Ce sera super pour moninspiration !
Un jardin ? Un simple morceau de pelouse suspendu centmtres au-dessus des trottoirs crasseux, une fontaine de marbre o nageaientdes poissons rouges amorphes. Mais ce bout de verdure pos sur le bton commede la confiture sur une biscotte avait enchant Polly. Et puis elle aimait lesmog. Elle tait probablement la seule personne dans tout Los Angeles aimer ce flau n du trafic trop intense qui encombrait les voies grandecirculation.
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